"Haïku sans frontières, une anthologie mondiale",
A propos des auteurs nord-américains...
haïku d'Amérique du Nord

Seegan MABESOONE
(Nagano, Japon)




Avant de m'intéresser aux oeuvres nord-américaines et à leurs auteurs, j'aimerais, en guise d'introduction, examiner la question suivante : le haïku, en tant qu'art poétique et genre littéraire à part entière est-il condamné à rester prisonnier de la langue japonaise ? Quels sont les rapports entre haïku et langage ?

Les progrès de la linguistique moderne le prouvent : la différence fondamentale entre l'être humain et les autres animaux réside certainement l'emploi du langage. C'est le langage articulé, outil de la conscience, qui permet au cerveau de l'homme le renouvellement et l'analyse des données, grace à l'activité du cortex.

On peut donc se demander pourquoi l'homme est le seul animal à utiliser le langage de cette façon.

Personnellement, je pense que la peur de la mort, de la vieillesse, de la maladie est probablement à l'origine de l'emploi du langage articulé, de ce «sursaut de conscience» propre à l'être humain. Le langage humain tel que nous le connaissons s'est certainement développé à partir du moment où l'homme refusa d'accepter son destin tel quel, où la conscience d'autres modes de vie possibles commença à être formulée et partagée par tous les hommes. Le simple monologue : «Je ne veux pas mourir !» suffit à créer une dynamique intellectuelle nouvelle, fondamentalement différente de l'activité cérébrale des autres primates.

Or, parmi les êtres humains, il est un «spécialiste du langage» appelé «le poète» - du grec ancien , «créer»... Traditionnellement, on considère les «poètes» comme des «créateurs de langage». Cependant, force est de constater que le poète n'utilise pas le langage comme la majorité des humains, pour changer sa destinée, pour y réfléchir ou pour communiquer de nouveaux moyens d'améliorer sa vie. L'emploi du langage, chez le poète, est avant tout un acte gratuit. Comme l'écrit Ki no Tsurayuki dans la préface du Kokin wakashû (Myriade de poèmes d'aujourd'hui et d'autrefois, Japon, Xe siècle), l'expression poétique est un acte naturel, presque inconscient, très proche des expressions non-verbales observées dans le règne animal : «Si tu écoutes le rossignol chanter parmi les fleurs, ou le crapaud qui se tient dans l'eau, tu comprendras que tout être vivant ne peut vivre sans chanter». Le poète, au contraire du prosateur, crée et utilise de nouveaux signifiants, nés d'une improvisation mystérieuse où les associations libres, les rythmes et assonances répondent au mouvement des émotions.

Parmi les poètes, le cas du haïkiste est-il différent ? Non, bien-sûr. Nous pouvons même dire que le haïkiste, qui est tenu à une expression courte et succinte, se concentre d'autant plus sur cette part d'inconnu que constitue le moment de l'émotion. Pour exprimer ce haiku-moment en quelques syllabes, il n'a pas recours à l'appareil logique du langage, mais utilise celui-ci de façon intuitive. De là, il me semble que le haïkiste constitue peut-être l'archétype même du poète-créateur. Mais sa tâche est d'autant plus difficile, car il se doit d'évoquer autant de choses avec un minimum de mots. Le japonais est une langue «sur-mesure» pour le haïku, tant elle compte d'expressions succintes, évoquant un moment dans le cycle des saisons (les kigo), la résonnance particulière d'un toponyme (les makura kotoba), ou l'état psychologique de l'homme face à la nature. A ma connaissance, ni le français ni l'anglais ne possèdent autant d'expressions pour décrire la nature et évoquer la fuite du temps...

Cependant, comme Ki no Tsurayuki le fait remarquer, l'important n'est pas la langue dans laquelle on s'exprime, mais cette gratuité, cet état d'abnégation dans laquelle se trouve le poète... ou le crapaud. La «langue» du crapaud et celle du rossignol sont certes différentes, mais le chant de l'un et de l'autre procèdent du même acte naturel, de la même émotion soudaine, participent de la même «esthétique de l'inconscience». L'homme qui oublie son angoisse face à la fuite du temps s'exprime ainsi : son poème résulte d'un oubli de soi en tant qu'être humain, d'une sorte de suicide consenti avec la nature. A mon sens, cet état d'inconscience détermine la qualité d'un haïku, quelque soit la langue choisie pour s'exprimer.

A la recherche de ce caractère universel du haïku, lisons maintenant quelques oeuvres nord-américaines.


Canada anglophone


Out of fall mist
                           a duck
                                          f
                                            e
                                          a
                                            t
                                          h
                                            e
                                          r

(du brouillard d'automne
tombe une plume de canard)

A la lecture de ce haïku de LeRoy GORMAN, je me suis rappelé immédiatement la «phrase» de Paul Claudel (Cent phrases pour éventails, 1927) :

Sur
l'eau
brune                                               un
      et                                             duvet
trouble                                             de
                                                      canard


Pour une forme aussi courte que le haïku, la tentation est grande d'avoir recours, en plus de l'expression verbale, à une expression graphique ou autre, sollicitant directement les sens du lecteur. Les haïkistes japonais eux-mêmes ont toujours attaché une grande importance au support matériel des calligraphies, à la disposition des caractères, au choix des kanji ou des kana... Il s'agit de transcender ainsi le verbe par un poème devenu objet d'art total. Cette plume de canard tombée soudain quelque part au milieu d'une plaine immense du Canada devait être écrite verticalement. De même ce duvet de canard qui traverse doucement la surface de l'eau, sur l'étang de la résidence secondaire de l'Ambassade de France au Japon, près de Nikkô, réclamait une graphie ambiguE Comme l'écrit Claudel dans son journal, «l'oeil écoute, la voix regarde» (Paul Claudel, «Journal, II», Oeuvres complètes, p.769)

Dans le haïku suivant de Ruby Spriggs, nous observons le même souci graphique:

caterpillar
                nibbling away
                                my shade

(une chenille     ronge     mon ombre)

Là aussi nous «ressentons» visuellement la progression difficile de la chenille. Le poète - la poétesse - cherche l'inspiration, dans une position assise, qui rappelle peut-être «Le Penseur» de Rodin. Son ombre s'étend comme une immense feuille. Et sur cette feuille, lentement mais sûrement, une chenille avance. L'homme comme la chenille ont un destin laborieux; ils partagent le même soleil... Ce sentiment de sympathie envers un petit animal fait aussi partie du répertoire des haïkistes japonais. En particulier, Issa KOBAYASHI s'y est illustré avec, entre autres, le haïku suivant :

Teppô wo Bikuri to mo senu Kemushi kana
                                                       Issa KOBAYASHI

(Au bruit du canon, Elle ne bouge pas d'un pouce, La chenille !)

L'observation d'un animal plus petit que lui inspire souvent à l'homme un sentiment de communion avec la Nature. Continuons notre promenade poétique.

After the rainstorm     twice as many children
                                                       George SWEDE

(après l'orage     deux fois plus d'enfants)

Encore une fois, à la lecture de ce haïku, je me souviens de Issa KOBAYASHI. Et le haïku suivant montre l'universalité du thème :

Yuki tokete Mura ippaï no Kodomo kana

(La neige a fondu, Partout au village courent L'eau et les enfants !) 

Les enfants, partout dans le monde, font preuve d'une hyper-sensibilité aux changements de la Nature. Les haïkistes aussi, tout en maîtrisant le langage des adultes, doivent s'efforcer, à mon sens, de retrouver cette sensibilité enfantine. Pablo Picasso à la fin de sa vie n'a-t-il pas affirmé qu'il avait toujours essayé de «dessiner comme les enfants» ? Cette hyper-sensibilité n'est d'ailleurs pas le privilège des enfants, mais elle ressemble certainement à la façon désintéressée de «vivre» et de «chanter», que décrit Ki no Tsurayuki à propos du rossignol et du crapaud. Retrouver en soi cette part d'animalité, de «bon sauvage» dirait J-J. Rousseau...

Ainsi, l'attitude littéraire qui consiste à porter le même regard bienveillant sur toutes les choses de la Création rend possible un art détaché et généreux dont la portée dépasse sans doute le cadre de la littérature. D'ailleurs, pour ce qui est de la proximité quotidienne avec la Nature, les Canadiens sont peut-être aujourd'hui mieux placés pour écrire des haïku que les Japonais ...


États-Unis


September stillness...
the long wait for the heron
to move

                                                Garry GAY

(Immobilité de septembre...   la longue attente avant que le héron   bouge )

Un concept très important élaboré par Bashô MATSUO - maître fondateur du genre au XVIIe siècle - à la fin de sa vie est le concept de karumi, ou «légèreté». Bashô disait qu'un bon haïku (hokku) devait être à l'image d'une rivière peu profonde dont on voit le lit de sable fin (asaki sunagawa no gotoshi)... C'est-à-dire, dans le fond comme dans le style, le poème doit être exempt de tout raisonnement logique, de toute lourdeur, de toute emphase, de toute figure de style inutile. Ceci montre à quel point la tradition poétique japonaise est éloignée de la tradition grecque, romaine, puis classique ou même romantique, selon laquelle la virtuosité rhétorique montre le talent. Ici, un auteur du Nouveau-Monde, États-Unien, semble avoir compris, lui aussi, que l'absence, de mots, de mouvement, suffit à solliciter l'imagination et l'émotion du lecteur. Ne peut-on dire que la perte du langage (cf. «en perdre son latin») coincide souvent pour un poète avec les plus grands moments d'émotion ? Comme lorsque l'on tombe amoureux d'un être - ou d'une chose - et que les mots ne viennent pas...

This purple flower
                    at last I
forget its name
                                                Christopher HEROLD

(Cette fleur pourpre     enfin, j'ai     oublié son nom)  

Ce haïku étant écrit en anglais, le mot «flower», comme tous les noms communs dans cette langue, est un nom neutre. Il me semble que dans ce cas, la féminité de la fleur aurait été mieux suggérée en français. De même, il est plus facile de compter les syllabes en français qu'en anglais, car le français est, comme le japonais, une langue monotone, sans accents toniques. Pour illustrer une transposition de ce thème dans la langue française, je me reporterai à nouveau à Paul Claudel et ses Cent phrases pour éventails:

Tu   (1 syllabe)     m'appelles la Rose           (5 syllabes)
                                     dit la Rose                             (3 syllabes)
                            mais si tu savais               (5 syllabes)
                            mon vrai nom                                  (3 syllabes)
                            je m'effeuillerais               (5 syllabes)
                                   aussitôt                                    (3 syllabes)

Cet instant de communion avec la Nature semble être le même partout dans le monde. Il existe cependant des différences notoires dans l'expression selon la langue utilisée par l'auteur. De ce point de vue, la langue française, dont la métrique a toujours été basée sur le nombre de syllabes, permet facilement, comme la langue japonaise, de créer cet «effet de vague» qui caractérise les trois vers du haïku japonais. De plus, il me semble que le genre des noms, en français, en italien, en espagnol, en allemand ou en néerlandais par exemple, permet de sous-entendre plus facilement encore qu'en japonais les relations homme/femme dans un haïku occidental.


Canada francophone


Dans la neige fraîche
près du métro, mille flèches :
pattes de pigeons.
                                                Robert MELANÇON

Un passant dans une grande ville canadienne, peut-être perdu, regarde la neige immaculée. Cherche-t-il ainsi une direction à sa vie ? Ce paysage rappellera sans doute quelque chose à tout lecteur attentif vivant dans un pays de neige. L'image des «mille flèches» est simple, mais efficace. Traduit en japonais, on ne soupçonnerait pas qu'il s'agit d'un «haïku écrit par un étranger». Mais ce haïku est intéressant aussi parce qu'il utilise une technique poétique presque inexistante en japonais : la rime. Grâce à la rime, ici presque riche, qui relie les deux premiers vers, la métrique 5-7-5 syllabes est mise en valeur, et on devine les césures à l'oreille. La langue japonaise utiliserait pour ceci les kireji (mots de cesure), ya, kana, keri, etc. Cette rime n'est pas une simple prouesse technique; elle prend tout son sens dans le rythme du poème (à cet égard, une rime au troisième vers n'est pas nécessaire pour indiquer le rythme). La forme et le fond du haïku sont en harmonie, et la poétique française (images, rimes) se plie naturellement à l'«esthétique de légèreté» propre au genre.

Il reste un dernier problème à résoudre lorsqu'on compose un haïku en français ou en anglais : les langues occidentales disent souvent beaucoup plus de choses en dix-sept syllabes, si on compare avec la langue japonaise. Ainsi, un haïku occidental de dix-sept syllabes devient facilement redondant. Le haïku suivant d'André DUHAIME résout ce problème avec élégance :

trottoir verglacé
  à petit pas
sur d'autres pas

Ici, rien n'est inutile. En fait, 13 syllabes, c'est-à-dire à peu près la même longueur qu'un alexandrin ! Du point de vue du contenu sémentique, il se peut bien que le haïku japonais corresponde justement à notre vieil alexandrin...

Pour ce qui est du contenu de ce haïku, chacun ressentira cette proximité, ce vécu quotidien qui relie l'auteur avec la réalité physique du verglas. Qu'il s'agisse du verglas ou de la neige, les auteurs canadiens ont certainement beaucoup à nous apprendre. La tradition japonaise selon Bashô considérait la neige comme «une chose immaculée qui repose l'âme»... Cette idéalisation de la neige n'est pas acceptable pour ceux qui vivent réellement les pieds dans la neige et dans la glace. Mais au Japon aussi, il existe des auteurs montagnards pour lesquels la neige est tout autre chose :

Kore ga maa Shinidokoro kayo Yuki goshaku
                                                       Issa KOBAYASHI

(Voilà, c'est ici L'endroit où je dois mourir... Cinq pieds de neiges !)

Pour conclure, nous pouvons dire que la sensibilité d'un haïkiste québecois est probablement plus proche de celle d'un montagnard japonais que d'un Tôkyoïte. En haïku, l'important n'est donc pas le langage, mais l'attitude vis à vis du monde et de la Nature. Quelle est cette attitude ? Il s'agit, comme nous l'avons déjà souligné, de retourner aux sources de l'être humain, dans un emploi instinctif du langage, dans une observation attentive de la Nature. Oublier en quelque sorte son ego, pour retrouver, l'instant du émotion fortuite, cette fusion primitive de l'homme avec les éléments.

Les haïkistes non-japonais peuvent-ils écrire de «bons» haïku ? Oui, bien-sûr. Tout simplement, parce que ce sont aussi des primates appelés «humains»...

   Si le vert est vert
un arbre un arbre pourquoi
   suis-je une femme
                                               Célyne FORTIN

Seegan MABESOONE (Juin 2000)